Avril 2008
GEORGES CANGUILHEM
LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE
Pour Georges Canguilhem (1904-1995), nous dit Dominique Lecourt (1), on ne peut philosopher que sur quelque chose, mais ce peut être sur l'usage du stéthoscope, sur l'attelage des chevaux au Moyen-âge ou encore sur une page de Flaubert aussi bien que sur un passage du Discours de la méthode. Il a ainsi ouvert à la réflexion philosophique en France des pistes qui n'y étaient guère fréquentées il y a un demi-siècle, à un moment où le devant de la scène se trouvait occupée par l'existentialisme, la phénoménologie, le marxisme et le spiritualisme. Il a exhumé des textes appartenant à l'histoire de la médecine, de la biologie, des sciences et des techniques. Sans jamais se croire nulle part chez elle, dira-t-il plus tard, la philosophie a le devoir de se montrer partout indiscrète (2).
George Canguilhem avait déjà une formation de philosophe lorsqu’il entreprit de faire des études de médecine. Le normal et le pathologique (3) représente sa thèse de médecine, soutenue à Paris en 1943. Cet ouvrage apporte un regard philosophique sur quelques-unes des méthodes et des acquisitions de la médecine. L’auteur nous propose de cheminer avec Auguste Comte, Claude Bernard, René Leriche…
Auguste Comte (4) envisage le passage du normal au pathologique comme un « simple prolongement plus ou moins étendu des limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à chaque phénomène de l’organisme normal »(5). C’est une variation quantitative qui entraînerait la pathologie d’un organe.
Plus tard, Claude Bernard (6), évoque une continuité entre la physiologie et la pathologie : « physiologie et pathologie se confondent et sont au fond une seule et même chose », « toute maladie a une fonction normale correspondante dont elle n’est qu’une expression troublée, exagérée, amoindrie ou annulée. »(7)
C’est René Leriche qui au début du XXᵉ siècle propose la formule encore très usitée aujourd’hui : « la santé c’est la vie dans le silence des organes ». Ailleurs il écrira que « si l’on veut définir la maladie il faut la déshumaniser », « dans la maladie ce qu’il y a de moins important au fond c’est l’homme. »(10) !
Georges Canguilhem s’élève contre ces façons d’approcher la pathologie : « c’est donc bien toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies. »(11) A René Leriche déclarant que « la douleur […] est la résultante du conflit d’un excitant et de l’individu entier », Georges Canguilhem ajoute : « Il nous parait très important qu’un médecin proclame que l’homme fait sa douleur – comme il fait une maladie ou comme il fait son deuil – bien plutôt qu’il ne la reçoit ou ne la subit. »(12) Les pathologies sont influencées par le milieu dans lequel vit la personne et la façon dont elle s’y adapte. « La frontière entre le normal et le pathologique est donc imprécise pour des individus multiples considérés simultanément mais elle est précise pour un seul et même individu considéré successivement. »(13) « Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique. », « La forme et les fonctions du corps humain ne sont pas seulement l’expression des conditions faites à la vie par le milieu, mais l’expression des modes de vivre dans le milieu socialement adoptés »(14). Chez l’homme, une agression par un stimulus ou la rencontre d’un agent pathogène « ne sont jamais reçus par l’organisme comme faits physiques bruts mais par la conscience comme des signes de tâches ou d’épreuves. »(15) Ainsi nous nous adaptons dans la mesure de nos possibilités, parfois dépassées.
A la fin de son livre (16) Georges Canguilhem se demande comment un homme normal peut-il se savoir normal ? « Par maladie de l’homme normal, il faut entendre le trouble qui naît à la longue de la permanence de l’état normal, de l’uniformité incorruptible du normal, la maladie qui naît de la privation de maladies, d’une existence quasi incompatible avec la maladie. […] Il faut donc à l’homme normal, pour qu’il puisse croire et se dire tel, non pas l’avant-goût de la maladie, mais son ombre portée. »
Étant donné que Georges Canguilhem fait lui-même allusion à l’humour de l’écrivain et poète français, Jules Romains (17), nous nous permettons de conclure à l’aide de deux citations de Knock ou le triomphe de la médecine (18) :
« Le docteur : Comment ? Ne m’avez-vous pas dit que vous veniez de passer votre thèse l’été dernier ?
Knock : Oui, trente-deux pages in-octavo : Sur les prétendus états de santé, avec cette épigraphe, que j’ai attribuée à Claude Bernard : « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent. »
« Mousquet : Encore faut-il qu’il tombe malade !
Knock : Tomber malade, vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle. La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. Naturellement, si vous allez leur dire qu’ils se portent bien, ils ne demandent qu’à vous croire. Mais vous les trompez. Votre seule excuse, c’est que vous ayez déjà trop de malade à soigner pour en prendre de nouveaux. » (20)
Georges Canguilhem, succéda à Gaston Bachelard (21) et dirigea, jusqu’en 1971, l’Institut d’Histoire des Sciences. Il publia aussi :
-La formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles, Paris, PUF, 1955 ; 2ème édition, J. Vrin, 1977.
-Etudes d’histoires et de philosophie des sciences, Paris, J. Vrin, 1968.
-Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, J. Vrin, 1977.
-La connaissance de la vie, Paris, J. Vrin, 1989.
. Dominique Lecourt, professeur de philosophie, directeur du Centre Georges Canguilhem, Université Paris – Diderot (Paris 7).
. Dominique Lecourt, page d’accueil du site internet, février 2008 : www.centrecanguilhem.net.
. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966.
. Auguste COMTE, (1798 – 1857), philosophe français, fondateur de l’école positiviste.
. Id., p. 23.
. Claude BERNARD, (1813 – 1878) médecin français. On lui doit de nombreuses découvertes dans le domaine de la physiologie (du diabète par exemple) et la définition de la méthode expérimentale : Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865)
. Ibid., p. 34.
. René LERICHE, (1879 – 1955), chirurgien français spécialiste du grand sympathique, La chirurgie de la douleur, 1937.
. Ibid., p. 52.
. Ibid., p. 53.
. Ibid., p. 51 et 53.
. Ibid., p. 56.
. Ibid., p. 119.
. Ibid., p. 176 et 203.
. Ibid., p. 204.
. Ibid., p. 216.
. Ibid., p. 41.
. Jules Romains, Knock ou le triomphe de la médecine, Paris, Gallimard, 1924.
. Id., Acte I, scène unique
. Id., Acte II, scène III
. Gaston Bachelard (1884 – 1962), philosophe français.