Paul Ricœur, Philosophe de la rencontre
"Notre ami ne répondra plus à nos questions; une des cruautés de la mort est de changer radicalement le sens d'une œuvre littéraire en cours: non seulement elle ne comporte pas de suite, elle est finie, dans tous les sens du mot, mais elle est arrachée à ce mouvement d'échanges, d'interrogations et de réponses qui situait son auteur parmi les vivants. Pour toujours elle est une œuvre écrite, et seulement écrite; la rupture avec son auteur est consommée; désormais elle entre dans la seule histoire possible, celle de ses lecteurs, celle des hommes vivants qu'elle nourrit. [ ... ] Les vivants les moins prêts à entrer dans cette relation sont assurément ceux qui ont connu et aimé l'homme, le vivant..; et chaque lecture renouvelle en eux et consacre en quelque sorte) a mort de l'ami. " Ces mots que Paul Ricœur écrit après le décès d'Emmanuel Mounier, comment ne pas les reprendre à son égard? Ils disent à la fois le sens de l'œuvre et la personnalité de l'homme qui l'a portée. L'amitié et le dialogue d'abord. Non pas que nous puissions prétendre avoir été son intime, mais parce que Paul Ricœur avait l'habitude de dire qu'il ne souhaitait pas avoir de disciples, seulement des amis, et qu'il se comportait comme tel avec toute personne sollicitant son aide. Etudiants, collègues, doctorants, journalistes, chercheurs de diverses disciplines trouvaient chez lui un accueil qui les mettait à l'aise et, pourrait-on dire, comme dans la confidence de sa propre interrogation face à un interlocuteur étonné, car soudain devenu partenaire. La confiance, l'accueil spontané réservé à la pensée de l'autre n'étaient pas feints chez lui. Son œuvre porte la trace de ces multiples conversations, réelles ou par la médiation des livres, qu'il menait avec une série impressionnante auteurs. Lire un livre de Ricœur donne toujours l'impression de se trouver dans une salle de séminaire où l'auteur organise une conversation avec des collègues les plus divers, parlant la langue de chacun et cherchant à garder le meilleur de leur pensée.
Ce dialogue est aussi une manière de parler de son style philosophique. Ricœur a rencontré presque tous les courants philosophiques du XXe siècle (existentialisme, personnalisme, structuralisme, marxisme ...), sans jamais se laisser emprisonné par aucun" isme ". En cela il est un homme de frontières toujours traversées et il nous a appris à ne jamais nous satisfaire de synthèses apparemment séduisantes mais toujours prématurées. Héritier de la philosophie réflexive française issue de Descartes et Kant, avec des auteurs comme Jean Nabert, qui s'interroge sur la compréhension et l'unité du sujet affronté, notamment, à la question du mal, il s'est ensuite inscrit dans la mouvance de la phénoménologie inaugurée par Husserl, cherchant à décrire les structures fondamentales de l'expérience et à fonder le sujet à travers le décryptage des objets visés par sa conscience. Mais c'est finalement dans une variante herméneutique de cette philosophie qu'il se situe: l'idéal cartésien, fichtéen et même husserlien d'une transparence rationnelle du sujet à lui-même doit être écarté. Pour Ricœur, la connaissance intuitive de nous-mêmes est une illusion, car plus nous nous examinons, plus nous découvrons, en nous et entre nous, les zones obscures de l'involontaire, les médiations indépassables du langage et l'existence d'un monde qui nous précède et dans lequel nous sommes plongés. Comme il aimait à le répéter, " il n'y a pas d'accès de soi à soi sans la médiation des signes, des symboles et des textes ". La compréhension de soi correspond, en fin de compte, avec l'interprétation de ces termes médiateurs où le sens de l'humain s'est déposé et qu'il s'agit de recueillir.
Dès lors, 1 'herméneutique - cette science de l'interprétation qui prend ses racines dans l'exégèse biblique, la philologie classique et la jurisprudence du droit - est devenue pour Ricœur un objet central d'étude. Il y consacrera une grande part de son œuvre, et elle demeurera sans aucun doute l'un des acquis les plus précieux de son travail. L'originalité de sa démarche tient dans la réconciliation entre deux approches apparemment contradictoires. Les méthodes d'analyse critique des textes (structurales, narratives, lexicales, etc.), qui semblent nous éloigner de la compréhension du sens de l'humain et entretenir une distanciation aliénante par rapport à lui, sont en fait pour Ricœur le meilleur moyen d'y parvenir: " expliquer plus pour comprendre mieux" était devenu sa devise. Mais cela suppose d'entendre la compréhension d'un texte non comme la compréhension des intentions de l'auteur cachées derrière le texte, mais comme la mise au jour du" monde du texte ", c'est-à-dire la puissance de projection d'une œuvre hors d'elle-même. C'est face à un tel" monde ", que le lecteur peut s'approprier, en l'habitant, que ce même lecteur peut se comprendre: " Se comprendre, c'est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d'un soi autre que le moi qui vient à la lecture. " L'herméneutique, en particulier celle des textes et des récits, est bien le moyen de connaître les ressorts du sujet agissant et souffrant au sein de l'histoire. Cette performance est due au fait que les œuvres écrites, comme le dit l'épitaphe placée en tête, consacrent une rupture d'avec leur auteur, leur auditoire et leurs circonstances initiales. C'est parce qu'un texte écrit peut être décontextualisé qu'il peut être aussi recontextualisé, c'est-à-dire, au sens fort, "interprété" au profit d'un dialogue vivant entre le texte et son lecteur.
Une telle vision du sujet comme " animal interprétant ", selon la belle expression de Charles Taylor, a des conséquences remarquables dans l'histoire de la pensée du XXe siècle. Elle aura permis à Ricœur de traverser le siècle en évitant les excès du structuralisme, du marxisme ou de la psychanalyse, qui, chacun à sa façon, tendaient à réduire le sujet à ses conditionnements linguistiques, psychiques ou socio-économiques, Entre un Cogito exalté qui prétend se fonder lui-même sur la certitude de sa pensée et un Cogito humilié dont la consistance se perdrait dans les déterminations de l'histoire, Ricœur a tracé un chemin de crête pour rendre compte d'un Cogito brisé. Cogito divisé, certes, intérieurement, et donc fragile, mais capable, par le biais de l'interprétation de ses actions et des œuvres de la culture, de recueillir un sens de son existence. Au delà du désert de la critique et de la démythologisation propres à la modernité, il retrouve la possibilité d'un usage fécond et créatif des traditions culturelles qui ont façonné notre situation présente.
Tout au long de son existence et de son œuvre, Ricœur est resté un acteur engagé dans les débats et les drames de son temps. Témoin de ce siècle qui a connu deux guerres mondiales et des génocides, orphelin à 2 ans, prisonnier durant cinq ans en Allemagne, il n'a cessé d'être taraudé par la question du mal, de la liberté humaine et de sa responsabilité dans l'histoire. Son œuvre dessine ainsi une vaste entreprise d'anthropologie philosophique, qui a cherché à répondre aux défis de l'éthique et du fondement du politique dans des sociétés démocratiques pluralistes, pour lesquelles les raisons du " vivre ensemble" ont cessé d'être évidentes. Fidèle à son maître Dalbiez - qui lui recommandait de ne jamais éviter une difficulté mais de l'affronter résolument -, Ricœur nous a appris à ne pas céder devant les apories de la pensée qui font voir des oppositions là où peuvent se cacher des dialectiques ouvertes, des réconciliations inconnues: entre explication critique des sciences et compréhension du sens de l'humain, entre désir éthique de bien vivre et nécessité des principes de justice, entre conviction et argumentation, entre philosophie et religion, etc.
Notre ami Paul Ricœur ne répondra plus à nos questions. Mais, en ce début du XXle siècle, son œuvre continue de nourrir en nous la recherche d'une pensée qui vise à rassembler les contraires, dans la conscience d'une vérité qui se construit dans l'échange et qui reste une interprétation jamais achevée.
Alain Thomasset s.j,
Jésuite. Membre du CERAS. Professeur de théologie morale au centre Sèvres, Paris
(Revue Etudes – Juillet 2005 – Tome 403 / 1-2)
Biographie
Paul Ricœur est né le 27 février 1913 à Valence (Drôme). Agrégé de philosophie en 1935, il l'enseigne d'abord à l'université de Strasbourg, puis en Sorbonne, puis à Nanterre (paris-X, où il exerce également les fonctions de doyen de 1969 à 1970), aux universités de Chicago, Louvain, Montréal, Yale ... Il meurt le 20 mai 2005 à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine).
Voir aussi:
• The International Phenomenology Network.
• France Culture: Paul Ricœur.
• Wikipédia: Paul Ricœur.
Bibliographie
Principales publications
1949-60 Philosophie de la volonté, Paris, Aubier-Montaigne.
1955 Histoire et vérité, Paris, Seuil.
1965 De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil.
1969 Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique, Paris, Seuil.
1975 La métaphore vive, Paris, Seuil.
1983-91 Temps et récit, Paris, Seuil.
1986 Lectures on ideology and utopia, New York, Columbia University Press. Trad. fr. L'idéologie et l'utopie, Paris, Seuil, 1997.
2003 La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil.